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De l’orthophonie saupoudrée d’hypnose
Par le Dr. Blandine ROSSI-BLANCHET

Une orthophoniste emmène ses patients dans des voyages en transe hypnotique. Traités pour des cancers, des organes mutilés ou autres paralysies faciales, l’hypnose agit sur eux comme un baume réparateur sur leurs souffrances et leur perte de confiance.      

Induction
En démarrant la phase d’induction en hypnose formelle, il est possible de soumettre une proposition métaphorique au patient : une invitation à se saisir de quelques-uns des éléments qui l’entourent pour l’aider à esquisser son futur parcours en transe hypnotique. Tout voyageur avisé sait qu’en déterminant un point de départ et un point d’arrivée, il sera plus à même de choisir une trajectoire confortable et tranquille. La focalisation sur les éléments qui lui sont utiles, dans l’environnement qui est le sien ici et maintenant, permet au patient en début de séance d’amorcer une dissociation et le déplacement de son esprit inconscient vers un autre ailleurs et un autre moment. Les suggestions balayent un champ très large : la luminosité particulière de la pièce, cette odeur singulière liée à l’endroit où il se trouve, les bruits extérieurs qui s’éloignent de plus en plus en permettant de mieux de se focaliser sur les bruits intérieurs et sur cet avant-goût d’aventure pour l’expérience savoureuse qui s’annonce... Alors pour la trajectoire qui sera la nôtre au fil de ces pages, je vous propose simplement de laisser le corps s’installer confortablement dans un fauteuil, de ne surtout pas laisser les yeux suivre ces mots les uns après les autres, pour mieux laisser l’esprit inconscient choisir d’effectuer avec moi ce petit voyage à rebours, en 1994, quand j’intégrai, presque par hasard après un Deug de Lettres modernes, ce qui se nomme désormais le Centre de formation universitaire en orthophonie de Toulouse.

Régression temporelle
L’orthophonie, cette profession singulière, dont la complexité est méconnue, tentait alors quelques timides incursions hors de ses domaines de compétences de l’époque vers les soins palliatifs, la neuro-gériatrie, la prématurité... Néanmoins la grande majorité de l’enseignement de l’époque, comme de la clinique orthophonique en vigueur, concernait les troubles du langage de l’enfant, ce qui, je le reconnais, ne me transportait guère. Particulièrement sensible aux maux de nos aînés vers lesquels l’évidence dirigeait déjà mes pas (sous les regards consternés de mes pairs), je choisis la presbyphagie (1) comme sujet de mémoire. Cela me valut bien des critiques à l’époque, la thématique étant pour le moins incongrue parmi les mémoires traitant de protocoles de bilan ou rééducation de dyslexie, dysorthographie, de bégaiement ou d’aphasie... Comme il m’était impossible d’écrire sur ce sujet sans en appréhender la réalité de l’intérieur, je choisis d’endosser la blouse d’aide-soignante dans un établissement privé de long séjour gériatrique. Il accueillait exclusivement des religieux de toutes congrégations, en perte d’autonomie ou atteints de troubles neurocognitifs : j’y travaillai durant trois ans pendant toutes les vacances scolaires. Si l’étudiante enthousiaste déchanta très rapidement, cette immersion volontaire aux confins de l’existence et de la dépendance transcenda finalement son objectif premier, et « transe-forma » ma future vie professionnelle.

La toilette de résidents grabataires, l’accompagnement de patients déments incapables de réaliser les gestes les plus élémentaires, l’observation impuissante de souffrances indicibles émergeant au beau milieu de la nuit, la fin de vie, les derniers soins corporels à des défunts... Victimes d’une violente collision frontale, mes yeux furent heurtés de plein fouet par la vieillesse dans ce qu’elle a de plus terrible et de plus cruel. Je pris en pleine face la réalité brutale et sans fard de la mort. Une sorte de dégât collatéral me fit subir par la même occasion une distorsion temporelle : ces trois ans me vieillirent de trente. Mes jeunes épaules furent comme plombées, mon dos ploya sous le poids de la réalité gériatrique. Paradoxalement, ce fut l’intensité de cette expérience professionnelle qui me fit redresser l’échine pour avancer pas à pas vers l’obtention du CCO (2), plus déterminée que jamais à faire des soins aux personnes âgées mon cheval de bataille. Tous ces résidents m’ont montré la puissance thérapeutique de la présence et de la bienveillance. Ils m’ont appris l’écoute, l’observation et surtout l’accueil inconditionnel de l’autre, tel qu’il est, dans toute sa fragilité et sa singularité. Grâce à eux, j’ai expérimenté au plus près ce que signifie Etre humain et être soignant comme jamais le cursus universitaire en orthophonie n’aurait pu me l’enseigner. Il n’y avait d’ailleurs pas la moindre heure de cours dédiée à ce qui allait devenir ma clinique quotidienne : la douleur.

Un souvenir particulièrement désagréable...
Une patiente restera gravée au fer rouge dans ma mémoire. Je suivais alors les cours du DU Douleur. Agée de 82 ans, Bruna m’était adressée en post-opératoire d’une chirurgie invasive visant à traiter un cancer épidermoïde de la gencive. Elle avait subi une large résection gingivale et labiale avec une reconstruction par lambeau. Quelques semaines après, elle était dans mon cabinet, très digne et bien droite sur sa chaise. Un mouchoir brodé couvrant sa lèvre déformée, Bruna tentait comme elle pouvait de me parler en épongeant la cataracte salivaire qui coulait de sa lèvre béante. Elle était toujours alimentée par une sonde naso-gastrique. J’étais chargée par le chirurgien maxillo-facial de normaliser la situation : faire retrouver à la patiente une déglutition efficiente et une parole compréhensible. Par chance, Bruna n’aurait à subir ni chimiothérapie ni radiothérapie adjuvante : tout semblait concourir à une récupération sans difficulté majeure. Mon plan de soins était on ne peut plus classique : d’abord des stimulations locales passives avec un appareil à infra-sons, puis une thérapie manuelle pour remobiliser les muscles et favoriser les reconnexions nerveuses avant les mobilisations semi-assistées puis actives. Bruna ne sentait absolument pas la salive dégouliner de sa bouche, ni d’ailleurs l’irritation de sa peau, qu’elle frottait sans aucun ménagement avec son mouchoir. Elle ne sentait de toute façon plus grand-chose sur toute la zone opérée, comme si cette partie de son visage lui était devenue étrangère et ne lui appartenait plus. Elle était même incapable d’y accorder la moindre attention, toujours plongée dans cet état de sidération classique qui survient après des chirurgies aussi mutilantes.

Une dizaine de jours plus tard se déroula la première séance proprement dite. Sitôt l’appareil à infra-sons posé sur les zones cicatricielles, Bruna tressaillit de la tête aux pieds sur le fauteuil de soins, sourcils froncés. Quand j’arrêtai les soins en raison de son visible inconfort, cela me valut une injonction à continuer et le ton de sa voix ne souffrait aucune contestation de ma part. Que nenni, je procédai à la place à une évaluation algique (EVA, puis questionnaire DN4) (3). La présence de douleurs neuropathiques fut confirmée sur toutes les zones cicatricielles de son visage avec intensité évaluée à 4 ou 5/10 au repos, mais augmentant à 9/10 dès que j’effleurai la zone. Bruna avait une allodynie (4) sur laquelle se déclenchaient parfois des sensations de décharges électriques, qu’elle se faisait un devoir de supporter vaillamment. J’informai immédiatement le chirurgien et le médecin traitant de la situation et dus me résigner à interrompre les séances le temps qu’une solution médicamenteuse soit trouvée pour la soulager. Finalement, plus de trois mois furent nécessaires. Trois longs mois durant lesquels Bruna continua de souffrir, de ne pas pouvoir manger et de baver, privée des soins orthophoniques indispensables à son rétablissement.

Une transformation consciente
Je ne saurais retranscrire ici la terrible frustration que je ressentis. La formation du DU m’avait permis de réagir très vite en considérant et évaluant précisément la douleur de Bruna. Pour autant, je ne pus, et ne peux toujours pas, prescrire de traitements antalgiques. Cela ne relève pas de ma compétence professionnelle. Ce qui l’est en revanche, c’est d’acquérir les techniques destinées à soigner mes patients le plus confortablement possible, et de veiller à leur confort. Depuis mon immersion gériatrique estudiantine, je me pensais très sensibilisée à la douleur et à la souffrance. Cela ne m’avait pourtant pas empêchée, durant toutes ces années, de totalement sous-estimer, pour ne pas dire ignorer, la douleur induite chez mes patients. C’est pourquoi je pris le problème à bras le corps en alertant ma profession sur l’urgence à se préoccuper de la douleur des patients, qu’il s’agisse de douleurs chroniques ou de douleurs induites, objet de cet article. C’est ensuite qu’émergea de mon inconscient comme une ressource évidente et inépuisable le concept d’HypnoPhonie® : une synthèse toute personnelle de l’hypnose et de l’orthophonie, ma pratique quotidienne.

De nouvelles ressources pour soulager des meurtrissures
Pour prévenir les douleurs procédurales durant les soins techniques sur des organes amputés, greffés et/ou irradiés, je propose une remobilisation toute en douceur hypnotique. Il s’agit comme toujours de « confection sur mesure » : la technique diffère selon le profil de chaque patient et de l’alliance thérapeutique que j’établis avec lui. En oncologie ORL ce sont majoritairement des hommes âgés de plus de 60 ans, au profil très particulier. Tout à fait suggestibles, il n’est pour autant pas question de prononcer devant eux le mot hypnose, encore moins d’évoquer le moindre « gant magique » qui me reviendrait à coup sûr dans la figure. Il s’agit plutôt de détourner leur attention du soin en les focalisant sur la chasse, la pêche ou tout autre centre d’intérêt. Les métaphores sont adaptées à leur vécu expérientiel et aux circonstances présentes : je les emmène sans qu’ils s’en rendent compte très loin de ce fauteuil et surtout de mes mains qui manipulent l’organe mutilé, par exemple au rythme des bruits de la forêt et des chants d’oiseaux. Le patient se promène ainsi sur un chemin forestier, ou près de sa palombière, avançant « entre les pins… parce que les pieds marchent sur les pignes qui craquent… les fougères effleurent les jambes comme une caresse légère de la nature… un encouragement à poursuivre la promenade sur ce chemin… avec le nez qui se régale de cette odeur de résine si caractéristique, à moins qu’il ne capte comme un effluve de cèpe qui vient chatouiller les narines… et plus les yeux s’absorbent dans la contemplation de cette ligne imaginaire formée par les pins, et plus cette balade dans la tranquillité de forêt devient confortable et permet d’oublier tout le reste... ». Entre hypnose conversationnelle et hypnose formelle qui ne se dit pas, le patient y est dans cette forêt, à observer les palombes, pister le sanglier ou chercher des cèpes. A tel point qu’il râle quand il est temps de quitter le fauteuil : « Quoi, c’est déjà fini, je me suis à peine assis ! » Les trente minutes de séances s’écoulent trop vite. La distorsion temporelle vient ainsi ratifier l’expérience hypnotique qui étonne à chaque fois : « C’est bien votre truc ! »

Des conversations anodines pour panser l’esprit
De séance en séance, le regard change, l’attitude aussi, la confiance se renforce, les mots affluent pour se confier à cette orthophoniste si singulière. Alors naturellement sont évoquées, en hypnose conversationnelle, la souffrance morale, les séquelles définitives, la difficulté d’affronter le regard des autres et souvent le leur dans le miroir. Parce que je parle en « mirroring », en évoquant métaphoriquement un chemin de vie parfois semé d’embûches, mes mots pansent les maux de ces patients, qui refusent pratiquement tous un suivi psychologique, mais reviennent très volontiers chez leur orthophoniste. Comme pour respecter la parité, les femmes sont dramatiquement toujours plus nombreuses à subir ce type de chirurgie, et, hélas pour elles, à fréquenter mon cabinet. Récemment, Christine, 64 ans et un cancer de la lèvre réduit à une petite boule cicatricielle grâce aux mains habiles d’un chirurgien hors pair, m’a été adressée pour retrouver la mobilité de son orbiculaire des lèvres. Douloureuse chronique depuis des années (fibromyalgie et multiples interventions chirurgicales sur tout le corps, avec suivi en centre de consultation de la douleur), elle ne supportait plus qu’on la touche. L’opération fut une épreuve ; elle appréhendait énormément les soins orthophoniques. Elle a été la première étonnée de me confier sa lèvre aussi facilement pour pratiquer sa passion : la plongée. « Transe-portée » par le bruit des vagues et guidée par ma voix, Christine a retrouvé des sensations de liberté et de mouvements dont elle pensait être définitivement privée par ses handicaps et ses douleurs physiques. Cette première plongée en immersion hypnotique lui a permis de retrouver des ressources, qu’elle pourrait retrouver facilement après une suggestion post-hypnotique glissée incidemment lors de sa « remontée »...

Du mouvement pour les paralysies
L’HypnoPhonie® est également très utile pour les patients victimes de paralysies faciales, qu’elles soient d’origine centrale après un accident vasculaire cérébral, ou périphériques, ce que l’on appelle communément les paralysies faciales « a frigore ». L’hypnose conversationnelle saupoudre chaque séance de confiance dans ses propres ressources et de baume réparateur qui amplifie la récupération nerveuse... En séance formelle, la mobilisation des muscles, parfois très douloureux, redevient confortable. Les deux techniques s’allient ainsi pour permettre au patient d’ignorer tranquillement les regards inquisiteurs sur ce visage asymétrique, tout en améliorant considérablement la propre image/estime de lui-même...
« Je vous propose de faire comme si (…) vous êtes sur un fauteuil, assis en face de vous-même... laissez les yeux se poser avec bienveillance (...) sur ce visage familier et étranger à la fois, laissez-les réconforter ce visage (…) observer chacun des muscles en commençant par cette joue qui se mobilise tranquillement au rythme de ces sensations agréables, cette fluidité, cette amplitude confortable comme si les muscles s’étirent aussi facilement qu’un chat après sa sieste (signaling)... et pour plus de confort, je vous invite à laisser l’inconscient choisir un miroir, celui qui convient pour l’expérience d’aujourd’hui (…) et à le regarder installer très simplement ce miroir au beau milieu du visage, comme ça, peu importe la forme ou la couleur, laissez l’inconscient choisir le miroir qui convient (signaling), c’est très très bien, et parce que les yeux prennent plaisir à observer cette autre partie souriante, cette symétrie retrouvée… alors démarre une magnifique chorégraphie synchronisée (…), le côté droit invite le côté gauche à le suivre, très lentement, muscle après muscle en ne cherchant surtout pas à ralentir (…), comme pour mieux ressentir le plaisir à mobiliser chacune des fibres musculaires de chacun de ces muscles endormis, le zygomatique, le grand comme le petit, le buccinateur… c’est très très bien (…), tandis que la gauche mime la droite dans un même (…) mouvement, comme si un élastique invisible les attire en même temps (...) vers les pommettes, très lentement et avec la même (…) amplitude confortable d’un côté comme de l’autre... pour mieux se détendre ensuite… complètement… voilà, comme ça… très très bien... »

Suggestion post-hypnotique
Et pendant que chacun d’entre vous reprend contact avec la texture de ces pages et que vos oreilles redécouvrent le bruissement du papier sous la pulpe de vos doigts, tandis que vos yeux se détachent assurément de la revue, peut-être percevez-vous encore, comme moi, flotter dans l’air le parfum singulier de ce voyage en HypnoPhonie®. Et tandis que vous revenez pleinement présent dans votre ici et votre maintenant, libre à votre inconscient de garder précieusement dans un coin de votre mémoire, à portée de main pour une diffusion la plus large possible, cette image pas si saugrenue de cette orthophoniste, devenue HypnoPhoniste®, qui murmure à l’oreille de ses patients pour des soins orthophoniques tout en douceur hypnotique...


Notes
1. La presbyphagie désigne les troubles de la déglutition du sujet âgé, que ce soit dans le cadre du vieillissement normal ou pathologique.
2. Le CCO est l’abréviation du Certificat de capacité en orthophonie, diplôme universitaire permettant d’exercer la profession d’orthophoniste.
3. Le questionnaire DN4 est un outil d’aide diagnostique qui permet d’estimer la probabilité de douleurs neuropathiques.
4. L’allodynie est une douleur déclenchée par un stimulus qui est normalement indolore. Par exemple, un léger effleurement de la peau ou une faible sensation de chaud ou froid qui peuvent être ressentis comme douloureux.

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