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Retrouver sa liberté de mouvement
Se réinstaller dans son propre corps
Par le Dr. Dina ROBERTS
Le corps est au centre même des pratiques addictives. Il est aussi bien le siège du plaisir recherché dans la consommation que celui des souffrances liées au manque ou aux surconsommations. Les usagers de drogues connaissent des sensations physiques intenses, parfois extrêmes, du plaisir brut à la douleur intolérable.
Les sensations simples, plus habituelles, semblent bien fades en comparaison, voire ne sont plus du tout ressenties. Certains recherchent d’ailleurs directement l’effet anesthésiant du produit (l’héroïne ou les autres opiacés, par exemple) pour se déconnecter d’un corps qui souffre. En dehors des moments de consommations, la personne dépendante n’est souvent plus au contact de son corps et des sensations qui s’y produisent. En perdant son lien avec son propre corps, elle se déconnecte aussi du monde extérieur, car sa perception des stimuli qui lui viennent de son environnement est modifiée et elle n’y réagit plus de la même manière.
Le corps semble ainsi parfois figé, son mouvement dans le monde qui l’entoure est comme entravé. Il perd de sa souplesse et ne parvient plus à s’adapter aux contraintes extérieures. Il apparaît parfois comme totalement paralysé. Ou alors son mouvement est automatique, et la personne n’a plus la sensation de le maîtriser. En perdant la liberté de s’abstenir de consommer, la personne a parfois l’impression de ne plus être aux commandes de son propre mouvement.
L’hypnose permet alors avant tout de se remettre en contact avec ses sensations corporelles. Le thérapeute explore avec le patient les chemins qui peuvent lui permettre de se rapprocher peu à peu de son ressenti, afin de se réinstaller dans son propre corps. Ce n’est qu’en habitant pleinement son corps que le sujet pourra peu à peu retrouver sa liberté de mouvements.
Il s’agit donc dans un premier temps d’accompagner le sujet à réorienter son attention sur ses sensations corporelles. On pourra se baser sur une simple induction hypnotique s’appuyant sur les sensations du moment présent. On invite ainsi le patient, comme le propose Gaston Brosseau, à ne rien faire, ne pas essayer de se détendre, être simplement présent à ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il ressent.
Pour certains patients, cette simple expérience d’être entièrement présent à ses cinq sens constitue le point de départ d’un changement majeur. Ce type de séance est souvent associé à un sentiment de détente, de lâcher-prise, de relaxation. Un homme de 39 ans, dépendant à la cocaïne et à l’alcool, rapporte que cela permet « de se retrouver un petit peu avec soi-même » et que cela apporte « plus de calme », « un moment de relaxation ». Cependant, pour d’autres personnes ce type de séance peut s’avérer plus difficile. Il arrive que les sensations corporelles soient douloureuses, lors du manque par exemple, ou que certains aient du mal à maintenir leur attention sur leur ressenti, qu’ils soient dérangés par des pensées intrusives. Le thérapeute pourra alors proposer un autre chemin.
L’une des possibilités est de proposer un exercice plus dirigé, avec plusieurs consignes, qui sollicitent beaucoup d’attention de la part du patient. Il pourra par exemple s’agir d’un exercice d’hypnose centré sur le présent d’Yvonne Dolan, que l’on peut nommer le « 5-4-3-2-1 », qui m’a été transmis par Elise Lelarge. On propose au sujet de nommer (à voix haute ou intérieurement) cinq sons qu’il entend, puis cinq choses qu’il voit, plus cinq choses qu’il ressent de manière cénesthésique. Puis quatre choses qu’il entend, voit et ressent, puis trois de chaque, et ainsi de suite. Cet exercice a l’avantage d’orienter l’attention du sujet sur ses sensations tout en sollicitant une grande concentration. Il est particulièrement utile chez les patients qui intellectualisent beaucoup ou pour des patients obsessionnels qu’une consigne claire rassure dans un premier temps. Il pourra être facilement réutilisé par le patient seul pour gérer un craving (envie irrépressible de consommer) ou pour calmer des ruminations anxieuses sans utiliser un produit. En effet, il est impossible de faire cet exercice tout en pensant à autre chose. Toute l’attention du sujet est nécessaire.
Lors d’un craving, le sujet n’a plus du tout le contrôle de son attention qui est alors entièrement centrée sur le produit ou le comportement auquel il est dépendant. Par l’hypnose, puis l’auto-hypnose, le sujet apprend à rediriger son attention et à choisir ce sur quoi il souhaite la concentrer. Il retrouve une souplesse de son attention. Il peut alors faire le choix de la détourner du produit et retrouver sa liberté de ne pas consommer.
Lorsque les sensations du moment présent sont trop inconfortables pour le patient, il peut être utile de passer d’abord par un souvenir agréable. En utilisant sa mémoire pour retrouver le souvenir d’un lieu sûr ou d’une activité ressource, le patient se reconnecte à des sensations corporelles plaisantes. La recherche sur l’incarnation perceptive (ou embodiment) a montré que l’imaginaire est incarné et que lorsque le sujet imagine l’expérience c’est comme s’il la vivait physiquement. De plus, comme l’ont montré Szechtman pour l’audition et Kosslyn pour la vision, il semble que lorsque le sujet simule mentalement une situation en hypnose, il la revit plus intensément que lorsqu’il l’imagine simplement. L’hypnose permet ainsi, en se basant sur la mémoire d’expériences agréables, de faire revivre au sujet les sensations physiques qui leur sont associées. Il peut alors modifier son expérience corporelle, la rendre de nouveau confortable, autrement que par la consommation de substances.
Quand je reçois pour la première fois en séance Monsieur O., patient présentant une poly-addiction (héroïne, cocaïne, cannabis et alcool) et que l’on m’adresse en raison de son histoire traumatique, il est extrêmement anxieux et logorrhéique. Il évoque son enfance traumatique au Brésil, les violences physiques de son beau-père. Plutôt que de l’inviter à poursuivre son récit, à me faire connaître la nature de ses traumatismes, je lui demande quels peuvent être pour lui les moments d’apaisement. Quels lieux ou quelles activités lui procurent un bien-être. Il s’interrompt, un peu surpris de ma question. Mais j’insiste, en lui disant de prendre son temps, tenant à chercher avec lui ses ressources.
Il évoque alors des marches à la montagne Sainte-Victoire, à côté du domicile de sa mère où il continue à aller régulièrement en vacances. L’induction d’hypnose est alors informelle, je lui demande simplement de me décrire ce qu’il ressent pendant ses promenades. Ce qu’il voit, ce qu’il entend, mais aussi les odeurs, les sensations physiques (le contact de l’air sur la peau, du sol sous les pieds…). Il s’apaise, son débit verbal ralentit, son souffle n’est plus saccadé, et il s’installe plus confortablement dans son fauteuil. Lui revient alors le souvenir d’un épisode positif de la période traumatique : la marche à pied pour aller chercher du lait au village voisin. Cette séance a eu un effet majeur pour ce patient. D’une part il a pu faire l’expérience d’une autre façon de s’apaiser, sans produit, qu’il a su réutiliser seul par la suite. D’autre part, alors qu’il était figé, dans la reviviscence des souvenirs traumatiques du passé, il a pu se réassocier et vivre, tout entier, une expérience au présent. Peu à peu cela lui a permis de laisser se redessiner une ligne temporelle, une chronologie, et les émotions du passé ont moins perturbé son présent.
Un autre chemin est celui de proposer une séance d’hypnose en mouvement. Il s’agit d’utiliser les sensations produites par des mouvements simples et spontanés. Certains patients ont beaucoup de difficulté à rester immobiles, et leur attention s’agite d’autant plus que le corps est au repos. Il peut alors être plus facile pour eux de maintenir leur attention dans le présent si leur corps est en action. Au centre hospitalier Marmottan, nous proposons un atelier hebdomadaire d’hypnose en mouvement pour les patients hospitalisés. La majorité d’entre eux sont en sevrage d’une substance (héroïne, morphine, cocaïne, crack, alcool, cannabis…) ou d’un comportement addictif (addiction aux jeux d’argent, aux jeux vidéo ou au cybersexe), ou certains font simplement une pause dans leur consommation. Le groupe comprend 2 à 8 patients et dure entre 30 minutes et une heure. Les patients sont invités à observer les sensations que produisent des mouvements simples et naturels.
La séance débute souvent par une marche lente avec la proposition de porter son attention sur les sensations sous les pieds, en comparant les sensations du pied gauche, du pied droit, de l’avant et l’arrière du pied… Il est proposé de faire des pauses, debout, et d’observer tous les petits mouvements qui persistent lorsque le corps est apparemment immobile. Les oscillations posturales, les légers balancements autour de la position d’équilibre, les mouvements de la respiration. Les patients sont invités à observer la façon dont leur corps n’est jamais immobile, toujours en mouvement. On leur propose de remarquer que l’équilibre dépend d’un réajustement constant. Ce changement permanent au niveau de l’équilibre postural peut être utilisé comme une métaphore des modifications de l’équilibre général. Des suggestions invitent à associer la remise en mouvement du corps pendant la séance à une remise en mouvement plus globale.
D’autres métaphores sont utilisées plus directement, comme par exemple l’invitation à imaginer une bulle protectrice autour de soi, de la remplir de la texture qui leur serait agréable, rassurante de sentir autour d’eux (de l’eau ? du coton ? un nuage ?). Puis il leur est proposé de mettre en mouvement, une à une, chaque partie de leur corps dans cet espace. De sentir la place qu’ils occupent, de s’y installer. L’imagination est également sollicitée en proposant de se remettre en marche sur le sol d’un lieu dans lequel ils se sentent bien. Ils explorent alors leur lieu sûr en mouvement, à moins qu’ils souhaitent finir la séance en s’asseyant ou en s’allongeant. On les invite à retraverser s’ils le souhaitent une partie de la séance qui les aurait plus particulièrement intéressés, et on leur propose de trouver chacun un ancrage, peut-être un geste, ou une sensation qui pourra les aider à réutiliser seuls cette expérience. La séance finit par un temps d’échange.
La majorité des patients sont apaisés par la séance. « En fait, il n’y a pas besoin de se défoncer pour planer », partage l’un d’entre eux. Certains retrouvent un état qu’ils n’avaient pas ressenti sans produit depuis des années : « A la fin j’étais allongé dans le jardin de ma grand-mère, à regarder les nuages, je me sentais comme ça quand j’avais genre 7 ans et que j’allais chez elle. » Il arrive que des patients soient angoissés par cette expérience, en se reconnectant à une émotion difficile, retrouvant un souvenir avec nostalgie ou se focalisant sur une douleur physique. On leur propose alors un entretien individuel, voire une séance d’hypnose pour retravailler sur ce qui a émergé dans la séance de groupe. Si l’expérience n’est pas relaxante pour tous, elle permet le plus souvent de retrouver une certaine conscience corporelle et d’observer une remise en mouvement.
Ce sont parfois les émotions qui semblent totalement figées, comme si elles n’avaient plus la liberté de circuler. Lors d’un entretien il arrive que les patients évoquent une émotion sans sembler la ressentir, comme si elle était tenue à distance. Il paraît alors nécessaire d’accompagner le patient pour qu’il traverse tranquillement cette émotion, qu’elle puisse se remettre en mouvement plutôt que d’être crainte et enfermée. La technique de réification permet de passer de l’émotion au ressenti corporel, puis d’y associer une métaphore. La modification de cette image permettra de transformer indirectement le ressenti et l’émotion initiale. Monsieur B., dépendant aux cathinones (drogues de synthèse stimulantes, empathogènes et désinhibantes) qu’il consomme dans un contexte sexuel, arrive un jour en séance en évoquant sa grande colère envers sa mère. Il est souriant, calme, et analyse d’une manière détachée les raisons de cette colère. Je lui demande alors « où est sa colère dans son corps ? ». Il s’interrompt un moment puis me signale qu’elle se situe au niveau de son cœur. Je lui demande simplement « ça fait comment ? ». Il me répond que c’est « comme si on serrait son cœur ». « Avec quoi ? » ; « un étau ». Je lui propose alors de prendre le temps de ressentir cet étau, puis de voir s’il est possible de le laisser progressivement se desserrer. Le patient fond alors en larmes puis s’apaise.
Un autre patient, Monsieur F., auparavant dépendant à la cocaïne, à l’alcool et aux cathinones, décrit la manière dont il utilise l’auto-hypnose pour ressentir les émotions qu’il a l’impression d’avoir enfermées « comme dans des petites boîtes » car il ne se sentait auparavant pas le courage de les « affronter ». Il décrit la nécessité de « ressentir » : « faut définir, faut diffuser, faire circuler (…) on ouvre la porte (…) pour pouvoir en fait se dire bah, il y a ça, il y a ça tout simplement ». Il décrit que cela lui permet « d’avoir une emprise sur cette émotion » qu’il reconnaît. « Je vais plus l’affronter en essayant de savoir où elle est, ce qu’elle fait (…) je ne visualise pas de couleur ni de forme (…) plus des mouvements (…) ça permet de l’apprivoiser (…) d’avoir réussi à cibler, tac !, et de ne pas se laisser bouffer par le truc. » Il décrit ainsi atteindre un nouvel équilibre : « ça réajuste, ça équilibre, on va tout de suite à l’essentiel, je pense, à nos ressentis ».
Ainsi les patients sont progressivement autonomes dans leur utilisation de l’hypnose. Ils réutilisent les techniques expérimentées en séance en les réadaptant au fur et à mesure de leurs besoins. Ils pourront utiliser l’auto-hypnose pour détourner leur attention lors d’un craving, ou encore pour remplacer certains des effets recherchés par la prise de produit : l’apaisement d’une anxiété, une aide à l’endormissement, la créativité, ou tout simplement un trip agréable. Ils découvrent un autre moyen de modifier leurs perceptions, ou, comme le remarquait un patient, pour accéder à ce que Rimbaud nommait un « immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».
Ils retrouvent ainsi plusieurs choix possibles, et peuvent de nouveau exercer ce qu’Olivenstein nommait la démocratie psychique, cette possibilité de faire des choix libres. L’objectif n’est pas nécessairement l’abstinence, mais le fait de retrouver sa liberté d’action.
Monsieur F. dit s’en servir « tout le temps ». « Il y a comme un petit fil qui est toujours présent et je sais que l’outil est là en fait (…) et ça me sécurise (…). C’est ça qui rend plus confiant (…). »
Monsieur A., dépendant à l’alcool, au crack et aux benzodiazépines, décrit l’effet qu’ont eu pour lui les séances d’hypnose : « J’ai l’impression d’avoir repris la main sur ma vie, sur mon comportement, sur ce que je fais. (…) C’est un peu comme si on retrouvait les commandes de soi alors qu’avant ça nous échappait, avant on avait l’impression d’être une marionnette, un pantin, dans les frasques de la vie. (…) C’est assez révolutionnaire dans le sens où on ne dépend plus de quelque chose, on se retrouve acteur de sa réussite, et ça ne dépend plus d’une prescription, d’un rendez-vous, d’une cure, ça ne tient plus qu’à nous (…). L’idée que ça dépende de nous, qu’on puisse le faire soi-même, ça c’est génial, faire de l’auto-hypnose, le faire à sa sauce quand on veut (…), ça nous appartient (…), on a une clé, une arme pour tout. »
Certains patients utilisent l’auto-hypnose dès la première séance accompagnée, d’autres ont besoin de plus de temps pour s’approprier cet outil. Le changement peut être assez radical, comme le décrit Monsieur A. car il a pu faire l’expérience que la sortie de son comportement habituel est possible, qu’il existe d’autres chemins. Et il a retrouvé le calme et le plaisir sans produit. Toutefois, après plusieurs mois d’abstinence, il a rechuté, la drogue a de nouveau été sa réponse pour s’apaiser dans un moment douloureux. Les rechutes font souvent partie du parcours de soin, l’ancien réflexe de la consommation peut revenir, quand la personne est confrontée au produit, à son ancien environnement ou à une situation de vie difficile, par exemple. Les patients ont souvent besoin d’être accompagnés pour ne pas vivre ces rechutes uniquement comme des échecs et risquer de se décourager. La période d’abstinence (ou de contrôle des consommations) peut être considérée comme une nouvelle ressource. En hypnose, on peut amener le patient à retrouver les bénéfices ressentis pendant cette période afin de l’aider à retrouver l’équilibre qui lui convenait.
La pratique de l’hypnose permet au sujet de se rapprocher de son ressenti corporel, actuel et passé, et de faire de nouvelles expériences sensorielles et émotionnelles. La possibilité s’ouvre à lui de faire de nouveaux choix, de sortir d’un comportement répétitif et qui ne lui convient plus. Il ne se sent alors plus totalement enfermé dans un unique mode de fonctionnement et il retrouve ainsi progressivement un mouvement plus libre et autonome.
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