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Les tâches thérapeutiques
Par le Dr. Dominique MEGGLE
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''C’est bien encombré, ici !'' (1)
Si à Cherbourg les tempêtes sont plus fréquentes que les touristes et qu’à Toulon c’est l’inverse, les deux villes ont en commun d’être des ports militaires adossés chacun à une montagne : ici le Faron (584 mètres), là le Roule (117 mètres)...
Un jour à Cherbourg, Max, la cinquantaine, un homme d’une certaine prestance, me dit : « Je viens vous voir parce que j’ai besoin d’une thérapie, je ne vais pas bien, mais la condition que je pose vous sera probablement inacceptable. La voici : je ne peux ni ne veux vous dire quel est mon problème. Acceptez-vous de me prendre comme patient ? Je comprendrais très bien que vous refusiez. » Je baisse la tête, réfléchis longuement en silence et la relève très lentement en lui répondant dans les yeux : « Pourquoi pas ? » Nouveau silence, puis : « Revenez la semaine prochaine, même jour, même heure. »
La semaine suivante, sans le laisser s’asseoir, je lui dis juste : « Allez maintenant en voiture au Roule ; laissez-la en bas ; montez et redescendez le Roule à pied puis revenez me voir aussitôt. » A son retour, sans le laisser parler, je lui dis seulement huit mots : « A la semaine prochaine, même jour, même heure. »
Cette petite séquence austère s’est reproduite trois fois, puis je n’ai plus eu de ses nouvelles jusqu’à ce que, six mois plus tard, il me téléphone : « Docteur, je vous appelle pour vous remercier doublement. D’abord, grâce à la thérapie mon problème est résolu et je vais bien. Ensuite, je ne peux ni ne veux toujours vous dire de quoi il s’agissait, mais je vous remercie du fond du cœur parce que vous n’avez jamais cherché à le savoir. » Le Roule nous a donc rendu les mêmes services que le pic de la Squaw, qui est derrière Phoenix, à Erickson.
A Toulon, je n’ai fait monter le Faron à personne. En revanche, les jours de spleen, j’ai quelquefois grimpé le Baou de Quatre Ouro, plus proche, pour en redescendre guéri après avoir contemplé, du haut de ses 576 mètres, la mer jusqu’à Porquerolles d’un côté et La Ciotat de l’autre, l’étendue bleue où des bateaux, grands et petits, tracent leur discrète écume blanche. Vues de haut, les choses sont plus petites et plus silencieuses. Elles sont moins imposantes et ne font plus peur. Elles sont belles car proportionnées. Tous les enfants vous le diront quand ils auront grandi, mais aussi les passagers d’avion après le décollage ou Max. Et Erickson aussi.
L’ancien préfet hypocondriaque
Un jour de juillet à 30 °C, un monsieur me demande de lui « débloquer sa mélanogenèse ». René, 60 ans, ancien préfet, très intelligent, est complètement hypocondriaque. Le point de départ est une lucite : au contact du soleil, sa peau s’enflamme douloureusement au lieu de bronzer. Cet auto-analyste tient un carnet, épais, où sont répertoriés les événements de sa vie et étudiées leurs conséquences probables sur son psychisme, donc sa peau : un vrai recueil de notes de service administratives, dont il voudrait que j’étudie chaque ligne. Aidé de son QI imposant, il a déjà ainsi noyé plusieurs thérapeutes.
Après son exposé de vingt minutes auquel ne manque que le PowerPoint, je pointe silencieusement mon doigt vers lui. Il se tait enfin et je dis lentement : « Je vais vous guérir. » Nouveau silence, pour ajouter aussi lentement : « Je vais vous rendre idiot. » Nouveau silence, pour ajouter très lentement : « Demain matin, 9 heures, plage d’Hyères, à poil, maillot de bain, vous y restez une heure. » Evidemment, il y est allé, et retourné et retourné, plus seulement le matin tôt mais en pleine journée. Il n’a plus eu de lucite et il bronze ; il jouit de la plage (mais pas seulement) et m’a offert une belle boîte des cigares que j’aime. Pourquoi dis-je qu’évidemment, il y est allé et retourné ? Parce que j’ai vu qu’il savait que c’était vraiment ce que je voulais pour lui. Une de ses filles demandait un jour à Erickson : « Mais pourquoi, Papa, les gens font les choses dingues que tu leur demandes de faire ? » Réponse : « Because they know I mean it. » Ce que j’ai demandé à cet énarque n’était pas dingue, mais l’était la façon dont je le lui ai demandé.
Le bric-à-brac des tâches
Depuis soixante-dix ans qu’on s’est avisé de donner du travail à faire aux patients après leurs séances, les idées des thérapeutes se sont multipliées à l’infini. Elles se sont si bien accumulées dans les livres et les séminaires, qu’aujourd’hui nous nous trouvons devant une immense brocante encombrée de vieux trucs, de plus jeunes, de surprises étonnantes et de machins en toc. Les tâches recommandées peuvent être en effet indirectes, palo-altiennes, pédagogiques, uniques, directes, pénibles, familiales, comportementalistes, agréables, haleyennes, analogiques, milanaises, symboliques, ennuyeuses, individuelles, paradoxales, solutionnistes, conjugales, répétitives. Nous n’allons donc pas nous intéresser à étudier chacune, ce qui serait lassant, mais nous adresser au responsable du bric-à-brac, Erickson. Celui-ci les a en effet toutes inventées. Il a créé les cases, et après ses successeurs n’ont fait que les remplir. Nous posons deux questions à Erickson :
- mais pourquoi prescrire une tâche, quel intérêt ?
- qu’est-ce qui vous fait opter pour une plutôt qu’une autre ?
La conviction d’Erickson est que seule une nouvelle expérience peut en modifier une précédente. L’expérience engage d’un coup tout l’être humain : comportements, pensées, sentiments, émotions. Elle démarre par l’une ou l’autre de ces dimensions, pour aussitôt engager toutes les autres. Quand une pensée nouvelle me rend joyeux et me fait prendre l’avion pour retrouver ma bien-aimée, cette pensée a provoqué une expérience qui change ma vie. A l’inverse, la névrose est un discours intérieur stérile dans lequel le sujet s’emberlificote en souffrant ; il vit l’expérience pathologique de l’enfermement névrotique. Il lui faudra vivre une nouvelle expérience pour s’en délivrer.
Tâches thérapeutiques s’inspirant de la vie
Ainsi fait la vie. Un homme, phobique des avions, est plongé dans l’inquiétude parce qu’il vient d’apprendre que sa fille est gravement malade à l’autre bout du monde : il prend l’avion immédiatement, sans plus réfléchir, et il est guéri de sa phobie. Tomber amoureux et être aimé ont guéri plus d’un névrosé. De même, apprendre à danser, cuisiner, s’habiller, se maquiller, travailler ou bricoler. Etre hospitalisé en a convaincu plus d’un qu’il pouvait se passer de fumer et de boire de l’alcool alors qu’il croyait le contraire. La plupart des névrosés guérissent sans avoir besoin d’une thérapie : la vie s’est occupée d’eux. Les professionnels du soin doivent s’inspirer d’elle et donc, comme elle, prescrire des expériences libératrices. Ce sont les « tâches thérapeutiques ».
Comme par sa nature la névrose est une course folle du raisonnement, une auto-analyse effrénée, on ne pourra pas se servir des pensées pour susciter l’expérience restauratrice souhaitée. Ce serait un désastre, celui de la psychanalyse. On passera par les comportements, les sentiments et les émotions en évitant la logique pour provoquer l’expérience restauratrice. Comment choisir l’une plutôt qu’une autre ? Quand la course raisonneuse est modérément fébrile, des tâches pédagogiques directes, simples, peuvent suffire. Certains qui ont peur des serpents prennent des cours d’herpétologie sur Internet et vont ensuite dans un vivarium ; avec d’autres, qui ont le même problème, on voit très vite que ce sera impossible parce que la course est trop emballée ; on passe alors aux manœuvres indirectes. De même, un jeune homme très timide peut bénéficier avec grand intérêt d’aller en cachette dans un cours de danse de salon ; un autre, aussi timide mais plus raisonneur, n’y arrivera pas, il faudra partir dans le paradoxe. J’ai soigné plusieurs femmes dites « frigides » en leur faisant travailler des petits cours d’anatomie et de physiologie à la maison ; avec bien d’autres, j’ai dû ruser. Mais il faut toujours commencer par tester le patient à la communication directe. Elle suffit souvent. Erickson ne se compliquait pas inutilement le travail. La règle est l’adage de Zeig : « Le degré d’indirection est proportionnel au degré de résistance perçue. »
Prescriptions symboliques, tâches paradoxales et métaphoriques
Les tâches symboliques directes sont très utiles à chaque fois qu’est impliquée la conscience morale et spirituelle dans la souffrance mentale (deuils, trahisons, mensonges, meurtres, condamnations injustes, harcèlement, perte de l’honneur, avortements, euthanasies, maladies graves de proches et autres). Une femme a perdu son enfant de 6 ans : « Madame, votre cœur saignera tous les jours jusqu’à la fin de votre vie parce que vous êtes une maman ; à présent, il est au Ciel, c’est un saint, il a 33 ans, l’âge parfait du Christ, c’est un bel homme ; vous devez le prier pendant cinq minutes tous les matins ; c’est nécessaire à votre famille ; tous les matins, vous lui parlerez de tout ce qui se passe dans votre vie et vous lui demanderez conseil ; il vous aidera ; cinq minutes, pas plus pas moins. »
Quand son fils a eu un enfant, cette autre femme a été plongée dans une grosse dépression. Elle avait un secret torturant : elle savait que son fils n’était pas de son mari et se demandait s’il ne fallait pas que, par honnêteté, elle l’avoue à sa famille. Je l’ai envoyée sur une colline pour y rester assise toute seule pendant deux heures pour, à la fin, se relever et jurer solennellement en levant la main droite et regardant le ciel que, jamais, elle ne révélerait ce secret à quiconque et qu’elle mourrait avec. Au total, les prescriptions symboliques sont assez simples, quoique volontiers émouvantes. Elles s’appuient sur les valeurs des patients.
Plus la course raisonneuse est emballée, plus la résistance est importante, plus il importe d’arriver à faire taire le patient pour qu’il vous écoute et devienne enfin « disponible à répondre », comme dit Erickson. Le sabotage de la logique étant effectué, il faut immédiatement passer aux manœuvres indirectes, sans quoi le sujet se rendrait compte que vous essayez de le faire changer et, comme l’arapède, s’accrocherait d’autant plus fermement à son rocher que vous essayez de l’en faire bouger. C’est là le règne des discours et prescriptions de tâches paradoxaux et métaphoriques.
La thérapie d’Erickson devient un art des ruses, manipulant en séance (dans l’entretien) et hors séance (lors de la tâche prescrite) les sentiments et les émotions du patient, en s’appuyant sur ses valeurs. Sentiments et émotions ; on modifie la disposition d’esprit du sujet, on donne envie, on rend curieux, intrigué, impatient, répulsif, joyeux, colère, amusé, celui qui n’était rien de tout cela ; alors il commence à se mettre en mouvement. Valeurs : elles sont ce à quoi le patient tient le plus dans sa vie, voire ses raisons de vivre ; elles lui sont personnelles ; il faut les détecter et les actionner car elles sont le levier du changement. Sentiments, émotions, valeurs : ce triptyque est le principe d’unité des prescriptions de toutes les tâches, ce qui inspire pour prescrire l’une plutôt qu’une autre en fonction des sujets. Voilà pourquoi la variété de celles-ci est inépuisable. A chacun la sienne. Pour les détails et les exemples, je renvoie le lecteur à mon travail sur les phobies (2).
Toutes ces tâches déjà citées ont un point commun : elles sont conscientes. A chaque fois le sujet sait que quelque chose lui a été demandé, il ne doit pas l’oublier et il lui en sera demandé un compte rendu. Bien sûr, quand la résistance est importante et qu’on doit se résoudre à procéder par le paradoxe, on contourne alors le conscient pour déclencher l’esprit inconscient, ce qui est hypnotique. Dans les cas de Max et René, le lecteur expérimenté aura reconnu des inductions hypnotiques typiques qui ne disent pas leur nom. Cela dit, lors de leurs tâches, Max et René savaient ce qu’ils avaient à faire, ils le savaient en le faisant et s’en sont souvenus.
Suggestions post-hypnotiques : les préférées d’Erickson
Mais le thérapeute peut aussi prescrire des tâches entièrement automatiques desquelles le sujet n’aura aucun souvenir, ni de leur prescription ni de leur exécution. Alors, le changement est immédiat et sûr parce que c’est l’esprit inconscient qui les réalise de bout en bout. La personne s’attribuera le changement à elle-même et pas au professionnel : elle en sortira plus forte. Très efficaces, elles étaient les préférées d’Erikson, pourtant complètement négligées de nos jours. Ce sont les suggestions post-hypnotiques (SPH), suggestions données pendant une transe profonde pour être réalisées après celle-ci, dans la vie quotidienne. Pour les détails sur leur mécanisme et leur mode d’utilisation, je renvoie aussi le lecteur à mon travail sur le sujet (3).
Un seul exemple. Soit un insomniaque. En conversation ou en transe légère, je peux lui dire, comme Jay Haley : « Vous vous couchez, et si au bout d’un quart d’heure vous n’êtes pas endormi, levez-vous et allez dans votre salon lire debout le dictionnaire à l’envers pendant trente minutes ; alors, seulement, recouchez-vous ; si au bout d’un quart d’heure vous n’êtes pas endormi, retournez dans votre salon continuer une demi-heure la lecture du dictionnaire à l’envers debout ; ensuite, recouchez-vous et si au bout d’un quart d’heure… » C’est une tâche consciente.
Je peux faire autrement : l’hypnotiser profondément et lui répéter alors doucement : « A chaque fois que vous mettez la couette sur vous le soir, c’est le signal pour vous de dormir d’un bon sommeil long, profond et réparateur et le signal que le lendemain matin vous vous réveillez content d’avoir bien dormi, alerte et plein d’entrain, content d’aborder une nouvelle journée avec enthousiasme. » C’est une SPH dont il ne se souviendra pas et qui simplifie élégamment le travail, non ?
Le praticien ericksonien moderne, s’il n’utilise pas les SPH ni ne comprend l’importance de l’hypnose profonde et de l’amnésie totale, mais se limite aux prescriptions de tâches conscientes et à l’hypnose conversationnelle ou légère-moyenne, me paraît hémiplégique.
Notes
1. Comme le disait Samuel Weller en arrivant sur Gray’s Inn Lane, Londres, le 7 juin 1831 (Dickens C., Les Papiers posthumes du Pickwick Club).
2. Revue « Hypnose & Thérapies brèves » Hors-Série n° 15 (mars 2021).
3. Revue « Hypnose & Thérapies brèves » n° 53 (mai-juin-juillet 2019).e
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