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Externalisation de la forme relationnelle
L’émergence des interactions par la TLMR
Par le Dr. Michel LAMARLERE
Explorer les interactions entre personnages dans un contexte (famille, travail ou autre) : c’est tout l’intérêt du travail illustré ici à travers quatre situations cliniques, où il est question de faire émerger une nouvelle vision de la relation.
L’une des pierres angulaires de la TLMR, Thérapie du lien et des mondes relationnels, s’appuie sur les problématiques du patient dans son système relationnel. L’objet de la thérapie est de faire émerger le tiers inclus implicite comme nouvelle réalité, de sorte qu’il devienne explicite et perde son pouvoir dysfonctionnel sur la vie de la personne. La TLMR, développée par Eric Bardot (1), propose divers outils pour explorer les interactions et ainsi lever les vécus dissociatifs. Les situations cliniques telles que celles relatées ci-dessous peuvent bénéficier d’une mise en scène inspirée de l’externalisation du contexte relationnel, pour rendre explicites les interactions entre un patient et une autre personne, entre deux personnes jouant un rôle dans sa vie, voire entre deux éléments émergeant du questionnement. Nous y verrons comment le fait de rendre explicites les liens (l’émergence du tiers inclus) peut amener un effet de bascule dans la thérapie.
Catherine et sa fille Céline : un trouble venu de loin par effet transgénérationnel
Catherine, 49 ans, me conduit sa fille Céline, 17 ans, en raison d’un fléchissement scolaire préoccupant à quelques mois du bac et en raison de relations tendues entre elles. Céline n’est visiblement pas disposée à s’engager dans un travail, elle se montre même agacée d’avoir sacrifié tout un après-midi pour ce rendez-vous. Je propose donc à Catherine de mettre son déplacement à profit pour un travail susceptible d’améliorer ses relations avec sa fille, qui pourrait en retour être bénéfique pour l’une comme pour l’autre. Elle accepte cet objectif.
Notre premier travail a porté sur le sentiment de culpabilité de Catherine envers sa fille, par rapport à de fortes angoisses durant sa grossesse, autour d’une amniocentèse prescrite pour recherche d’anomalie chromosomique. Trois semaines plus tard Catherine m’apprend que les relations avec sa fille sont plus souples et qu’elle ne ressent plus cette culpabilité-là. Elle me relate un autre événement qui la trouble aujourd’hui encore. Le médecin qui lui a annoncé les résultats rassurants de l’amniocentèse a précisé qu’elle était enceinte d’une fille. Catherine en avait ressenti un pincement de déception, et si elle avait fait part à Céline de ses angoisses concernant le caryotype, elle avait gardé pour elle cette contrariété passagère, dont elle a honte encore aujourd’hui. L’évocation de ce moment l’a connectée à une histoire familiale : lorsque sa mère a accouché d’elle, son père aurait clamé haut et fort dans la maternité sa colère et sa déception d’avoir encore une fille.
Le lien que Catherine perçoit entre la réaction de son père à sa naissance et sa réaction en apprenant le sexe de son propre bébé évoque une composante transgénérationnelle dans son mal-être par rapport à sa fille. Alors que Catherine relate la réaction de son père, c’est sa mère qui lui en avait fait part et il me paraît utile d’éclaircir les interactions entre elles deux dans le contexte de sa naissance. Je lui propose une mise en scène des éléments qu’elle m'apporte...
- Thérapeute : « Telle que vous êtes assise sur cette chaise... Tels que nous sommes dans cette pièce... je vais vous demander quelque chose d’inhabituel. Voilà, je vais vous demander d’imaginer Catherine ici. Et là sa maman.
Mes gestes matérialisent Catherine, à côté de moi, et sa mère un peu plus loin, à la distance de mon bras étendu.
Et je vais demander à vos yeux de suivre le mouvement de mes doigts qui vont de l’une à l’autre. Comme ceci. MO (mouvements oculaires)... Et maintenant je mets ma main là devant vous, imaginez que c’est un écran.
Ma main se positionne paume vers la patiente, à mi-distance entre les deux personnages matérialisés.
Et si ce qui se passe entre elles doit prendre une forme, qu’est-ce qui vient sur cet écran, là maintenant ?
- Catherine : Moi de face, maman de profil.
- Th. : Très bien. MO... Maintenant, qu’est-ce qui est différent ?
- C. : La même chose, en relief, plus grand, l’image est beaucoup plus grande. MO... Pareil, toujours plus grande, moi de face, elle de profil. Je ne sais pas si elle a envie de se rapprocher pour me faire un baiser et c’est moi qui l’en empêche, mais l’image est la même que tout à l’heure. MO... J’ai le sentiment qu’il y a un mouvement. Moi je suis bébé, je ne fais rien.
Nous découvrons que la patiente a contextualisé la scène dans sa première enfance.
- Th. : Ah, et il a quel âge, ce bébé ?
- C. : Oh, il est tout petit, 3-4 mois. MO... Là, le bébé la regarde, elle lui sourit. MO... Le bébé était allongé tout à l’heure, elle je ne sais pas comment elle était mais maintenant elle est allongée sur le côté, elle regarde le bébé. C’est détendu. MO... Il lui sourit, le bébé. Elle aussi elle lui sourit. MO... Elle lui pose gentiment la main sur le ventre et la poitrine. Il y a de la tendresse. MO... Là l’image est pareille, mais elle dit au bébé “je suis soulagée, je t’ai dit ce que j’avais à te dire”. Je ne sais pas si c’est en lien avec tout à l’heure, mais... MO... Il y a beaucoup d’amour entre les deux. C’est comme si c’était fluide, comme si quelque chose qui empêchait s’était libéré.
Mouvements souples de sa main.
- Th. : Vous voulez dire que c’est comme si le bébé empêchait sa maman de s’approcher, et maintenant ?...
- C. : Oui. Elles se sourient toutes les deux, elle ne le prend pas encore dans les bras, mais elles sont bien toutes les deux. MO... Elle le prend dans les bras. Il se love. Il aurait pu partir en arrière, c’est quelque chose qui m’a traversée, mais non, non… Il se blottit contre sa maman. Il se sent protégé.
- Th. : C’est très, très bien... »
Ma main se sent aspirée lentement dans sa direction et le bout de mes doigts finit par effleurer le sternum comme pour y déposer cette image, pour que son corps puisse l’absorber. Ce qu’en TLMR on nomme une internalisation de la ressource. L’effet sur Catherine est intense, ses yeux se ferment et je lui laisse tout le temps nécessaire pour vivre cette expérience importante. Quand elle ouvre les yeux, elle commente...
- C. : C’est comme si j’étais dans un autre monde. C’est comme si les couleurs avaient changé. Et je me sens... – pourtant je n’étais pas vide – je me sens... comme habitée.
- Th. : Merveilleux... Je me demande laquelle de vos deux mains va pouvoir prendre soin de cette expérience ? Sa main gauche vient se poser spontanément sur son cœur. Très, très bien, portez votre attention sur le contact de cette main. MO... Observez maintenant toutes les personnes qui viennent se mettre en lien avec cette expérience (les “tiers communautaires”).
- C. : Il y a mes parents, mes proches... Là, je profite des moments où j’étais petite, où je n’avais pas d’enfants... Ils sont heureux, ils ont tous le sourire. Comme si eux étaient libérés, ou soulagés. Et ce qui me vient c’est : “Ah, ouais, finalement j’ai ma place !”.
- Th. : Et vous avez votre place !
- C. : Ah oui, sûr ! Elle y était, mais je ne la trouvais pas. Là elle y est et j’y suis. »
La mise en forme des relations entre Catherine et sa mère a permis de dissiper le trouble, persistant chez elle, de sa légitimité à être et à vivre. De lever les effets de la déception de son père, qui planait en filigrane sur la vie de Catherine et sur la légitimité de sa place de fille, dans sa famille et auprès de sa mère. Et par effet transgénérationnel sur ses relations avec sa dernière fille. Nous laissons du temps et du silence autour de cette expérience fondatrice, pour qu’elle soit pleinement intégrée.
Cette première étape a permis un ajustement de Catherine par rapport à sa propre histoire, il s’agit maintenant d’explorer les interactions entre elle et sa fille qui peuvent se mettre en place à la lumière de cette donnée nouvelle. Nous avons d’une part Catherine dans sa nouvelle expérience et Céline d’autre part.
- Th. : « Très, très bien. Je voudrais vous proposer autre chose de bizarre. Maintenant je voudrais que vienne ici Catherine. Catherine qui vient de trouver sa place. Et là Céline. Et vos yeux suivent mes doigts. MO... puis ma main se positionne de nouveau en écran.
- C. : Alors, Céline me regarde. C’est sûr... Je ne la regarde pas, je n’arrive pas à la regarder, elle me regarde, tranquille. Elle est prête à entendre ce que je vais lui dire. Je ne suis pas tranquille, je ne la regarde pas.
- Th. : Observez le regard de Céline, qu’est-ce qu’il est en train de vous dire, ce regard ?
Catherine n’a pas encore attribué une intention à ce regard.
- C. : Il est fixe, il n’est pas froid, il est prêt à entendre... En fait son regard est en train de m’aider à lui parler. Je lui dis... je ne sais pas comment je le lui dis, mais je sais que je lui ai dit. Elle a les yeux qui se remplissent de larmes. Et moi aussi d’ailleurs. En fait, la suite c’est que j’ai peur des conséquences...
Comme pour le regard, le sens de ces larmes est encore indécidable, il est utile de l’aider à le clarifier...
- Th. : Je voudrais que vous demandiez à Céline si ses larmes sont en rapport avec quelque chose de douloureux ou avec quelque chose qui trouve sa résolution. MO...
- C. : Elle me dit : “je comprends pourquoi je pensais que tu m’aimais moins que les autres” (Céline est la cadette d’une fratrie de trois). MO... Ce qu’elle ne me dit pas mais que son cerveau sait, c’est qu’il me faut beaucoup d’amour pour elle, pour arriver à lui dire ce que je lui dis. Mais elle ne le dit pas. Sauf que, je le vois, son cerveau sait, ou son inconscient. Je ne sais pas où ça se passe, mais c’est comme si elle était allégée. Moi j’ai l’impression que j’ai quitté des oripeaux, comme une mue. Pourtant je ne suis pas un serpent. C’est comme si moi j’étais asséchée. Elle est en train de se développer, mais moi, asséchée. Avant de partir vers autre chose. Je le sais. MO...
Ne pas questionner le sens de “je ne suis pas un serpent” et “asséchée”. Tant que le processus se déroule il n’est pas nécessaire de comprendre chaque détail, le questionnement pourrait rompre le processus hallucinatoire.
Et là on est propulsées toutes les deux, on est adultes et on est d’égale à égale. Je suis sa mère, elle sait qu’elle peut compter sur moi, mais on est d’égale à égale, de...
- Th. : ... de personne à personne ?
- C. : C’est exactement ça. MO...
Catherine décrit un dialogue muet avec sa fille et l’expérience d’amour intense et inconditionnel qu’elle vit au plus profond d’elle-même, puis elle entre dans une longue transe de ré-association. Je l’accompagne par un léger tapping sur les côtés des genoux, qui induit un bercement tranquille de tout son corps. Et lorsqu’elle rouvre les yeux...
- C. : C’est là, ça vit, c’est au chaud, c’est doux (Catherine indique sa poitrine). C’est comme si j’étais devenue la Maman de Céline. J’étais sa mère, je suis devenue sa Maman.
- Th. : Vous avez été merveilleuse, d’engagement et de vérité. C’est très émouvant.
- C. : Vous m’avez beaucoup aidée, vous m’avez accompagnée, parce que j’avais l’impression que j’allais faire un grand pas, mais pour y arriver... il faut la confiance. J’avais juste peur de m’écœurer ! Mais là, c’est très profond, j’ai ressenti en profondeur, dans le tréfonds. On se demande même jusqu’où va cette profondeur. »
Nous voyons combien le sens et le relief que la personne attribue à un événement n’appartiennent qu’à elle. La brève déception de Catherine en apprenant le sexe du bébé à naître pourrait paraître d’importance mineure, pourtant depuis dix-sept ans elle entretenait un sentiment de culpabilité. Cette situation clinique montre comment le fait de questionner les interactions entre deux personnes en les contextualisant permet l’émergence d’une nouvelle vision de la relation, de ses implications, des sentiments qui la sous-tendent. Ici Catherine réalise au travers des interactions avec sa mère la légitimité de son existence et de sa place au sein de la famille. Dans l’interaction avec sa fille elle perçoit que celle-ci est dans l’attente et l’acceptation d’entendre ce que sa mère a à lui dire. Et elle peut intégrer sa posture de Maman, là où elle ne s’autorisait à être que la mère de Céline.
De nombreuses situations de souffrance au travail, morale mais aussi physique, que l’on rencontre en médecine générale sont largement amplifiées par la dimension relationnelle, en particulier par ce que la personne perçoit de l’intention de l’autre dans la relation, qu’il soit collègue, chef ou parfois subordonné. Lorsque la personne se sent méprisée, tenue pour sans valeur, mise à l’écart et pour autant ne pouvant envisager de changer d’emploi, elle va accumuler une souffrance qui peut s’exprimer autant par une réaction dépressive que par des troubles somatiques. Lorsqu’on focalise son attention sur les intentions de celui ou ceux qu’il considère comme ses bourreaux, il peut parvenir à une lecture très différente de la signification implicite qu'il leur donnait jusque-là.
Diego en souffrance dans son travail : de la colère envers son chef à la solidarité
Diego a 27 ans, il est employé par l’agence locale d’une société de sécurité. Son travail consiste à contrôler les extincteurs dans des entreprises de la région. Pour cela, il se rend dans les bâtiments avec un fourgon équipé des outils de mesure nécessaires aux contrôles. Il doit décrocher chaque appareil, le transporter jusqu’à son fourgon puis le ramener et le reposer sur son support. Son épaule droite commence à le faire souffrir et il demande à son responsable un petit chariot roulant pour faciliter le transport des extincteurs et limiter les contraintes mécaniques sur son articulation. Les mois passent sans que sa demande soit satisfaite, tandis que son épaule gauche, plus sollicitée afin de soulager la droite, devient elle aussi douloureuse. Au point qu’un arrêt de travail est devenu inévitable et Diego est en colère contre Gérard, son chef, qu’il tient pour responsable de ses douleurs. D’autant qu’il va être papa très bientôt et ne peut se permettre d’être en demi-salaire.
La première partie de notre travail a permis à Diego d’extérioriser sa colère envers Gérard et de s’en libérer. Dans un deuxième temps je lui propose une mise en scène des interactions entre Gérard et leur directeur. Le tissage amène sur l’écran un Gérard effacé et qui rapetisse face à son directeur, qui lui est de plus en plus imposant à chaque séquence de MO. Diego réalise ainsi que son chef ne peut pas prendre d’initiatives sans en référer au directeur de Bordeaux : « En fait, il contrôle tout », conclut-il. Là où Diego ressentait l’attitude de Gérard comme indifférente ou méprisante de sa personne, la relecture des interactions lui montre que l’intention de son chef est de composer avec l’humeur de leur directeur, qui les traite tous deux comme des pions, et finalement pour ne pas attirer son regard sur eux. L’interprétation qu’il faisait du comportement de Gérard le confirmait dans une faible estime de soi, il voit maintenant entre eux une relation de solidarité, bien plus valorisante.
Cette mise en perspective des interactions entre des personnes est également intéressante dans le cadre de situations familiales générant une souffrance. Un exemple fréquent concerne les patients qui ne se sont pas sentis aimés, dont les parents n’ont pas montré de manifestations d’amour. La mise en scène des interactions entre l’enfant qu’a été le père ou la mère de la personne et ses parents (les grands-parents de la personne) permet de mettre en lumière une carence affective dont il résulte que le père ou la mère n’a pas acquis les compétences pour manifester son amour. De même pour des personnes qui ne se sont jamais senties reconnues, valorisées. Percevoir que son parent a été victime de difficultés de vie similaires amène à relativiser le vécu négatif des relations, de les éclairer d’un sens nouveau qui favorise le chemin vers l’acceptation et le pardon, ou au moins l’apaisement. Comme pour Diego, la personne sort d’un vécu dans lequel elle se sent mauvaise et sans valeur. Ce n’est plus sa personne elle-même qui est visée par le comportement.
Clarisse et sa mère : dilemme de loyauté dans un contexte d’interactions familiales figées
Clarisse, 29 ans, va se marier dans un mois. Tout se présente pour le mieux : c’est l’été, son père a accepté de venir sans sa conjointe actuelle (celle pour laquelle il a quitté sa mère), son frère qui ne parle plus à son père depuis plusieurs années l’a assurée qu’il agirait en sorte que tout se passe bien entre eux. Seule ombre au tableau, sa mère. Elle a beau avoir accepté que son ex-mari soit présent, Clarisse a très peur qu’elle vienne gâcher la fête en faisant « une crise »...
Afin d’expliciter ce que craint Clarisse, je construis une externalisation de l’intention relationnelle entre son père et sa mère dans le contexte du mariage. Mes doigts vont de l’un à l’autre de ses parents (MO). Clarisse scrute l’écran, elle commence à s’agiter sur son siège...
- Clarisse : « Elle va faire une crise. MO... Elle commence... Mon père ne répond pas. MO... MO... Ça y est, elle part, elle s’en va...
Clarisse s’agite encore sur sa chaise, elle paraît accablée.
- Th. : Je peux vous poser une drôle de question ? Quand vous voyez que votre mère s’en va, en quoi c’est un problème pour vous ? MO... MO...
- C. : Ça y est ! Tout d’un coup c’est clair, dit-elle avec un large sourire un peu moqueur d’elle-même. C’est comme si j’espérais encore qu’on soit une famille. Les quatre, avec mon frère...
Clarisse prend conscience que depuis plus de quinze ans elle nourrit cet espoir implicite par loyauté envers sa mère qui n’a pas pardonné la trahison de son ex-mari. Elle repart légère vers les préparatifs de son mariage.
Les situations qui précèdent ont mis en scène des interactions entre personnages, de sorte que les liens et les intentions prennent forme dans une vision systémique. Il arrive que le questionnement amène des éléments qui ne paraissent pas connecter entre eux, dont les interactions ne sont pas claires. Il s’agit alors d’arriver à une mise en forme qui permette de les expliciter. Voici un exemple clinique pour illustrer...
Sandrine et sa phobie des IST : la « faute » de sa mère, le « sale » de la sexualité
Sandrine, 37 ans, vient pour un troisième rendez-vous. Tout va bien, ses relations avec sa mère sont apaisées à la suite de notre première rencontre, elle ne fume plus depuis la dernière séance.
Elle déclare d’emblée qu’elle a pris rendez-vous aujourd’hui pour parler de sa « phobie des IST » (infections sexuellement transmissibles), particulièrement du sida. Elle fait remonter cette peur à ses 7 ou 8 ans, « mais j’ai l’impression qu’il y a aussi quelque chose de beaucoup plus ancien, je ne sais pas quoi », ajoute-t-elle. Cette peur encombre beaucoup sa relation aux hommes et reste en toile de fond lors des rapports sexuels, elle lui paraît être déterminante dans son peu d’enthousiasme pour la sexualité. Or justement, elle a retrouvé son premier amour, auquel elle avait renoncé devant les critiques de son père. Elle envisage de se mettre en couple avec lui et ne voudrait pas gâcher cette relation. Mon objectif va donc être d’amener Sandrine à rendre explicites les interactions entre la sexualité et la maladie avec l’intention que puisse émerger le « quelque chose de beaucoup plus ancien ». Il s’agit d’abord de donner une forme à l’une et l’autre notions, de les réifier.
- Th. : « Je vais vous proposer quelque chose d’un peu bizarre. Voilà, ma main vient là, devant vous. Et je vais vous demander de regarder cette main. Et d’imaginer que c’est un écran. Et sur cet écran, d’imaginer que cette IST, le sida, prend une forme. Observez la forme que ça prend, là maintenant.
Après deux séquences de MO soutenues...
- Sandrine : Il y a comme des veines.
- Th. : Très bien. MO...
- S. : Des veines emmêlées...
Ses mains les dessinent dans l’espace, les mouvements des doigts en expriment la tortuosité.
- Th. : Très, très bien. MO... Quoi de plus ?
- S. : Ces veines sont pleines de sang malade, elles détruisent les tissus.
- Th. : Parfait. MO... Et maintenant ?
- S. : Pareil, les tissus se détruisent.
La représentation s’est stabilisée, elle va symboliser la maladie.
- Th. : Très bien. Maintenant je vais encore vous demander une chose inhabituelle. On va mettre là ces veines pleines de sang malade qui détruisent les tissus (mon bras se tend latéralement face à elle et ma main matérialise un endroit à quelque distance de moi sur le côté). C’est OK ?
- S. : Oui.
- Th. : Voilà, et ici la forme que prend, là maintenant, un acte sexuel (ma main indique un endroit à côté de moi).
- S. : Ah, on dirait... MO... c’est un bébé... MO... Et c’est moi, ce bébé !
- Th. : Ah, très, très bien. Maintenant je vais demander à vos yeux de suivre mes doigts qui vont d’une image à l’autre... Séquence de MO, mes doigts pointant les images alternativement... Et là, si ce qui se passe entre ces deux représentations prend forme, observez ce qui vient sur cet écran, là maintenant... La même main s’avance entre les deux images, paume vers Sandrine...
- S. : ... MO... C’est le bébé. MO...
- Th. : Et maintenant ?
- S. : Pareil, le bébé.
L’image étant stable, j’en questionne les effets...
- Th. : Et quand ce bébé est là, sur l’écran, comment ça réagit, là maintenant, à l’intérieur ?
- S. : C’est calme. J’aime ce bébé, c’est la première fois que je l’accepte. Avant je n’aimais jamais mon corps et je pensais à moi avec dégoût. Et là, je vois que j’aime ce bébé, que je l’accepte. Il a été conçu avec beaucoup d’amour.
Sandrine m’apprend alors qu’elle est née d’un adultère entre sa mère et un homme dont elle était très amoureuse. Mais son papa, tout en sachant qu’elle n’était pas sa fille, l’a élevée avec beaucoup d’amour, qui continue encore aujourd’hui, “on est très fusionnels”, ajoute-t-elle.
- Th. : Très, très bien, observez... MO, puis ma main se remet en position d’écran et avance très lentement en direction de sa poitrine... Qu’est-ce qui vient ?
Son visage s’éclaire, un sourire calme remplace son expression un peu étonnée, ses mains désignent toute sa poitrine...
- S. : C’est chaud, partout.
Ma main continue de rapprocher très lentement l’image, tandis que les yeux de Sandrine suivent le mouvement, comme émerveillés. Puis ma main est très près et les yeux se ferment calmement, la tête se relève doucement, tout le corps paraît se tendre vers ce qui va suivre. Mes doigts déposent sur son sternum cette image du bébé dans son bain d’amour, pour qu’elle soit internalisée.
- Th. : Très, très bien, observez maintenant comment ce bébé va reprendre sa place, au plus profond de vous, comme s’il venait habiter chaque cellule de votre corps... »
Ses yeux restent fermés, le visage très détendu, la respiration est ample et calme, je laisse tout son temps à cette expérience pour qu’elle vienne à sa plénitude. Nous concluons ce travail par une expérience sécure, comme il est habituel en TLMR.
Ce tissage a permis à Sandrine de faire le lien entre plusieurs éléments : la « faute » de sa mère, son désamour d’elle-même qu’elle porte depuis son enfance, et son désinvestissement de la sexualité, qui s’associe à la notion de « sale » (le sida).
La faute, le sale et la sexualité sont intégrés par la petite fille comme un tout. Et puisqu’elle-même en est le fruit, elle est sale, elle ne peut s’aimer et maintenant elle éprouve un dégoût de la sexualité. La mise en forme métaphorique de la maladie, de l’acte sexuel et des interactions permet de démembrer cet ensemble pour qu’émerge une dimension occultée par la faute et le sale : le bébé est surtout le fruit de beaucoup d’amour, tant dans les circonstances de sa conception que de la part de son papa qui l’a acceptée et élevée. Notons que le travail préalable de réification est ici indispensable. Le tissage entre d’une part le concept de maladie, et d’autre part la relation sexuelle qui pourrait être aussi bien une idée qu’une action ou même un souvenir ou une perception, n’aurait apporté que des réponses cognitives. Ici, à l’instar du prérequis de congruence dans l’externalisation du contexte de la TLMR, nous avons abouti à deux formes se situant dans le même registre sensoriel, deux objets qui symbolisent les éléments en interaction.
Ces exemples de la pratique montrent l’intérêt d’expliciter les relations entre des personnages, des images, des représentations, pour faire émerger une vision alternative des relations entre des éléments qui se dégagent du questionnement. L’externalisation de l’intention relationnelle est une façon de répondre à cet objectif en mettant en interaction les constituants de la plainte. Elle évite au thérapeute la tentation de l’interprétation, pour rester dans la posture de « non-savoir » de François Roustang (2) ou de Carl Rogers (3). Cet outil s’adapte à des situations variées qui peuvent concerner des personnes ou des concepts réifiés, par exemple mettre en scène les interactions entre la personne d’un côté, et de l’autre sa maladie, une douleur ou l’objet de son addiction. Le dénominateur commun étant de permettre l’émergence des interactions, des liens, des intentions entre deux éléments, qu’ils deviennent explicites, avec une signification souvent distante du sens implicite et générateur de souffrance que lui attribuait la personne.
Notes
1. Bardot E., Bardot V., Roy S., De l'HTSMA à la Thérapie du Lien et des Mondes Relationnels, Satas, 2022.
2. Roustang F., Le secret de Socrate pour changer la vie, Odile Jacob, 2009.
3. Rogers C.R., Le développement de la personne, InterEditions, 2005.
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