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Les  outils de la thérapie narrative
Par le Dr. Françoise VILLERMAUX

Les outils de la thérapie narrative
Pour désamorcer les idées suicidaires chez les adolescents  

Françoise Villermaux

Quoi de plus anxiogène, pour le psychologue ou le pédopsychiatre, qu’un adolescent qui exprime des idées suicidaires ? Illustration avec Célia, 14 ans, et Elio 15 ans...  

Quand des ados verbalisent des idées suicidaires, la crainte du passage à l’acte n’est jamais loin... Et pourtant, ce moment peut être une précieuse opportunité pour amorcer un travail de psychothérapie. En pleine (re)définition de leurs valeurs, de la personne qu’ils voudraient être et de ce qui peut rendre la vie digne d’être vécue, les adolescents constituent un public particulièrement preneur de thérapie narrative. Nous présentons ici quelques manières dont nous utilisons des outils de thérapie narrative pour désamorcer les idées suicidaires dans notre pratique en Centre médico-psychologique (CMP) de psychiatrie infanto-juvénile.

Conversations externalisantes : Célia, ou les idées suicidaires comme faux bon conseil de « dépression »
Les conversations externalisantes sont un moyen de redonner au sujet un peu plus de liberté dans sa relation à son problème. Leur objectif est de dégager l’identité du sujet de la définition de son problème : le patient n’est plus « un anxieux » ou « un dépressif », mais un sujet qui cherche à faire face à un problème qu’il peut choisir de nommer comme il le souhaite ; les symptômes ne sont plus des caractéristiques propres au sujet, mais les effets du problème dans sa vie (1).

Célia a 14 ans. C’est une adolescente au contact doux et timide qui adopte un style gothique en se désolant d’être la seule à le faire dans son collège de petite ville. Elle se dit en difficulté pour initier des relations avec ses pairs et ne se sent à l’aise en relation que sur les réseaux sociaux. Elle met en lien son mal-être, sa tristesse et les crises d’angoisse qui la tourmentent depuis plusieurs mois avec son isolement social au collège. L’arrivée du confinement la soulage dans un premier temps, puis les crises d’angoisse envahissent également la vie quotidienne à domicile.   

Je la rencontre pendant le confinement, alors qu’elle a verbalisé des idées suicidaires scénarisées à sa mère. Elle se présente comme « une fille dépressive », son identité est confondue avec celle de son problème et on ne trouve pas d’exception. Elle se saisit assez facilement du questionnement de la carte d’externalisation et peut me décrire précisément son fléau, qu’elle nomme d’abord « Dépression ». Nous cartographions ensemble toutes les actions de Dépression dans sa vie : la boule dans le ventre, la perte d’envies, l’idée qu’elle est mauvaise pour ses proches et qu’ils se porteraient mieux sans elle, l’envie de se faire du mal voire de mourir. Sont facilement venus ensuite les effets de Dépression dans la vie familiale : de la peur et de la méfiance chez sa mère, des mensonges de sa part, moins de bons moments ensemble. La description soigneuse de Dépression et les phases d’évaluation et justification ont permis de générer un sentiment de colère chez Célia : « Mais de quel droit elle pourrit ma vie comme ça ? » Je lui propose alors de donner au problème un surnom pour marquer le fait qu’elle est en colère contre lui : Dépression devient « Sale Pourriture de Dépression » (SPD).

Après une discussion sur le caractère de SPD, ses motivations et son sens moral, nous aboutissons à la conclusion que quelqu’un d’aussi fourbe pourrait très bien avoir corrompu les médias et infiltré les réseaux sociaux : les idées qui passent dans la tête sur soi, sur le monde, sur les autres. SPD pourrait ainsi pratiquer la censure (chasser les idées positives) et surtout glisser des fake news. « En fait SPD, c’est comme un troll qui me harcèle. » Et que fait-on avec les trolls ? On les ignore, on les bloque, on les dénonce. Nous nous mettons d’accord pour travailler ensemble dans le but de limiter l’influence de SPD dans sa vie, à commencer par son influence sur les réseaux sociaux.

Une première tâche de « traqueuse de fake news » lui est donnée à l’issue de cet entretien : à chaque pensée qui lui vient sur elle-même, Célia est invitée à se demander qui en est l’auteur (quelqu’un qui lui veut du bien ? ou serait-ce SPD ?), noter la crédibilité qu’elle lui accorde entre 10 et 0, et imaginer ce que pourraient dire d’autres sources qu’elle considère comme fiables : ses parents, sa sœur, ses amis.  

Célia n’a plus présenté de velléité suicidaire, elle s’investit dans la psychothérapie qui se poursuit. Le passage par l’externalisation a permis d’ébranler suffisamment les cognitions négatives qui alimentaient la tentative de solution « idées suicidaires ». Ces pensées négatives sur elle-même existent encore, mais une fois que l’idée qu’on peut n’y adhérer que partiellement est semée, elles ont perdu de leur pouvoir. L’externalisation a permis d’ouvrir un champ de travail sur son identité à elle : d’abord « Célia l’ado harcelée par SPD », puis Célia tout court, et nous travaillons à définir « Célia qu’elle voudrait être ».  

L’absent implicite : Elio et les idées suicidaires comme appel aux valeurs manquantes
On peut utiliser, pour représenter la présence d’un problème dans l’histoire de vie et l’identité du sujet, l’image d’un champ de points représentant chacun un événement de vie : l’histoire qu’on se raconte sur soi trace une ligne reliant quelques-uns de ces points. Si le sujet va mal, son histoire dominante est saturée par le problème : une seule ligne qui ne passe que par des anecdotes de moments où le problème est présent en ignorant les exceptions. Le travail sur les exceptions, les ressources et valeurs du sujet, peut aboutir au passage d’une perception étroite à une perception large, qui permet au sujet de percevoir et prendre en compte à nouveau ces moments vivants, porteurs, et de pouvoir tracer plusieurs histoires alternatives (2).
Le suicide peut être recadré comme un refus, une déclaration de désaccord. Les idées suicidaires viennent signifier que l’histoire dominante ne mène nulle part et n’est pas en accord avec les valeurs du sujet. Quelque chose en lui refuse la poursuite de cette histoire et fait appel aux valeurs manquantes, celles qui sont indispensables à ses yeux pour mener une vie digne de ce nom. Il est capital de pouvoir aider rapidement l’adolescent à se reconnecter avec des histoires alternatives qui, elles, continuent.

Elio a 15 ans. C’est un adolescent vif, intelligent, sociable, passionné de K-pop et de danse moderne. Je l’ai déjà suivi pendant quelques mois en 2019 dans les suites d’un épisode de scarification, et un de ses frères est également suivi au CMP. Aîné de sa fratrie, Elio est pris dans une relation complexe avec sa mère, Madame F., qui vit tout mouvement de distanciation de la part de ses enfants comme un abandon. Le père, absorbé par son travail, est peu présent dans la vie familiale. Elio est donc pris entre, d’un côté une relation qui ne respecte pas son autonomie, et de l’autre le grand vide d’une relation absente. Il est scolarisé dans une filière où il se montre performant, mais qui ne l’intéresse pas.
Le confinement est une période très difficile pour cette famille. Madame F. m’interpelle par téléphone en avril, très inquiète car Elio reste isolé en chambre, parle très peu, est irritable et a récemment exprimé « de mauvaises pensées » auprès d’une de ses amies – avec laquelle Madame F. est secrètement en contact. Il résiste résolument aux efforts de sa mère pour le faire parler de ses ressentis, ce qui conduit cette dernière à « insister un peu ».

Comme première action thérapeutique, on tente de bloquer les tentatives de solution de Madame F. envers son fils. Elio se saisit très bien des entretiens téléphoniques. Lors du premier échange, il décrit un syndrome dépressif évoluant depuis plusieurs semaines, associé à des idées suicidaires scénarisées qu’il ne critique que très peu. Il répète à plusieurs reprises « c’est insupportable ». Lorsqu’on lui demande ce qu’il refuse dans sa vie, les bonnes raisons qu’il a de trouver sa vie insupportable, il amène aussitôt son manque de liberté. Les restrictions récentes liées au confinement sont citées, mais surtout les injonctions qu’il reçoit de sa mère et l’impasse dans laquelle il se trouve concernant son orientation scolaire : continuer à faire plaisir aux autres en se forçant, ou chercher sa propre voie et décevoir. « Quoi que je fasse on me fait des reproches, je ne suis jamais accepté », ajoute-t-il. Ici on voit très nettement que la relation à l’autre et la relation à soi sont mises en compétition : Elio a le choix entre renoncer à son autonomie ou perdre la relation. Il a fort heureusement déjà fait des expériences d’autonomie relationnelle dans la relation à ses amis et en cite facilement un exemple : s’il trouve une orientation qui lui plaît et change de lycée, il ne doute pas que ses amis seront contents pour lui, bien que cela implique qu’ils se voient moins.

De retour sur les idées suicidaires, il admet qu’en parler à son amie et accepter un entretien téléphonique vont dans le sens de ne pas mourir et qu’il existe au moins 1 % de désaccord avec ce projet. Lorsqu’on lui demande d’un ton curieux pourquoi le projet d’avenir « mourir à 15 ans seul dans sa chambre » ne le séduit pas à 100 %, il met en avant le regret de ne pas avoir encore effectué de voyage en Corée. A travers un questionnement sur ce pays viennent alors progressivement des espoirs, des envies, des valeurs. Il se décrit, lorsqu’il est en forme, comme un ado curieux, passionné et généreux. Il cite sa meilleure amie comme témoin, avec une anecdote. On l’entend sourire au téléphone : il reprend contact avec ces autres facettes de lui-même. « Mourir à 15 ans seul dans sa chambre », ça ne ressemble pas à cet Elio-là ni à ses aspirations. A la fin de ce premier entretien les idées suicidaires restent partiellement critiquées, mais Elio accepte que nous travaillions ensemble pour « rendre la vie plus supportable ». Comme première tâche, nous convenons de la rédaction d’une liste de ces choses qu’il souhaiterait faire un jour, à garder proche de lui.

Lors de l’appel suivant, deux jours plus tard, Elio m’aide à combler mes lacunes concernant la K-pop. Il cite la musique comme soutien dans sa vie et je l’interroge sur son groupe préféré et les messages que véhiculent ses chansons. Elio parle immédiatement d’« acceptation de soi, être heureux tel qu’on est, s’aimer soi-même et les autres ». Il qualifie ces messages ainsi que leur influence dans sa vie de positifs. Je reformule et lui propose d’imaginer que j’ai, dans mon petit bureau au CMP, les membres du groupe assis en face de moi. Il peut imaginer que je leur parle de lui, Elio, qui passe un moment difficile mais s’accroche pour tenir, et pour qui leur musique est très importante. Reprenant tout ce qu’il a dit à propos de la place de la musique de ce groupe dans sa vie, je propose à Elio d’imaginer que je le répète aux membres du groupe en soulignant la différence qu’ils parviennent à amener dans sa vie, la façon dont ils l’aident jour après jour.

« A ton avis, qu’est-ce que ça leur ferait d’apprendre ça ? » Sa voix tremble, chargée d’émotion : « Ça leur ferait très plaisir : dans les interviews ils disent qu’aider les gens à se sentir au moins un tout petit peu mieux, c’est exactement ce qu’ils cherchent, donc ils seraient super contents et fiers de savoir que ça marche pour au moins une personne. » Qu’est-ce que ça lui ferait, à lui, Elio, de savoir qu’il peut rendre « contents et fiers » les membres de son groupe préféré ? Il serait lui-même « super heureux et fier » de pouvoir leur rendre un peu de ce qu’ils lui apportent. Il n’avait jamais imaginé pouvoir un jour avoir une influence quelconque sur ces stars lointaines, mais maintenant qu’il y pense : « A leur place c’est vrai que ça me toucherait qu’on me dise que j’ai autant aidé quelqu’un. » Fait-il déjà des choses, dans sa vie quotidienne, qui pourraient montrer aux membres du groupe qu’il partage leur vision et qu’il est sensible à leur message ? Oui, il cite sa meilleure amie comme témoin du fait que « s’aider les uns les autres » c’est quelque chose de précieux pour lui, ainsi qu’une anecdote qui l’illustre. Nous décrivons le ressenti physique de cet état « heureux et fier » ainsi que la journée d’un Elio qui resterait bien en contact avec tout ce dont nous venons de parler.

La tâche thérapeutique prescrite à l’issue de l’entretien consiste à commencer une lettre de fan – qu’il pourra choisir d’envoyer ou non à la fin du confinement – aux membres de son groupe favori pour leur décrire tout ce dont nous avons parlé : comment leur musique le soutient au quotidien, ce qu’il parvient à faire différemment grâce à eux, comment il se sent grâce à eux, ce qu’il pense grâce à eux. Leur faire savoir l’impact positif qu’ils ont dans sa vie. Pour s’aider dans la rédaction de cette lettre, il peut commencer dès maintenant une liste de tout ce qu’il fait jour après jour qui lui semble en lien avec les valeurs véhiculées par le groupe. Il accepte volontiers cette tâche.

L’appel suivant est rassurant : Elio est moins replié, partage plus de moments avec sa fratrie et fait appel à ses amis lorsqu’il se sent seul. Il a pris l’initiative d’appeler ses grands-parents pour prendre de leurs nouvelles, ce qui lui semble particulièrement en lien avec « s’aider les uns les autres ». Quelques semaines après le premier appel, il m’explique penser pouvoir continuer sans moi : il saura me solliciter si besoin. Il ne m’a à ce jour pas rappelée – et Madame F. non plus.  

Nous avons ici fait appel à une forme de « re-membering » (3). Le projet suicidaire était pour Elio l’expression du fait qu’on ne peut pas vivre sans certaines
valeurs, dans un monde vide de relations : le questionnement à propos de relations dans lesquelles les valeurs sont vivantes, même à l’état de trace ou dans une relation imaginaire, a permis d’étoffer leur présence dans sa vie et d’expérimenter dans le présent de l’entretien un futur tolérable.

Les outils de la thérapie narrative sont des moyens puissants de reconnecter l’adolescent avec ce dont il a besoin pour trouver un sens à son existence et pouvoir se projeter dans l’avenir. Leur utilisation peut aider à désamorcer la crise suicidaire et à engager l’adolescent dans une psychothérapie.


Notes
1. White M., « Conversations externalisantes », in Cartes des pratiques narratives, Satas, Bruxelles, 2009.
2. Betbèze J., « La thérapie narrative », in Thérapies brèves plurielles : principes et outils pratiques, Elsevier Masson, 2019.
3. White M., « Conversations de re-groupement », in Cartes des pratiques narratives, Satas, Bruxelles, 2009.

 

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